Irène Théry, 28-29 mai 2011, (dossier controverse)

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Controverse autour d’un féminisme à la française, dossier réalisé par Pascale Barthélémy, MCF d’histoire contemporaine, ENS de Lyon, dans le cadre du séminaire interdisciplinaire sur le genre, ISH, Lyon.

► Le 28 et 29 mai, dans le Monde, réaction d’Irène Théry à la tribune de Joan Scott.

Parmi les choses que j’ai mal vécues au début de l’affaire DSK, il y eut le fait de découvrir sur le site du New York Times un forum jetant le soupçon sur les femmes françaises. On y invitait des spécialistes à interroger l’attitude de notre société envers les inconduites sexuelles (sexual misconducts) des hommes de pouvoir (powerful men) sous le titre : « Les femmes françaises sont-elles plus tolérantes ? » Comme on pouvait le craindre, toute une gamme de stéréotypes antifrançais se déploie à cette occasion. Certes, certains proposent une critique de ces préjugés mais, entre la licence donnée au cliché et la porte ouverte à son refus, la partie n’est pas égale. Dans le contexte de l’arrestation spectaculaire de DSK, elle était même jouée d’avance. Le choix du mot misconduct, qui a simultanément en anglais un sens ordinaire et un sens juridique, déroulait le tapis rouge à tous les amalgames. Certes, au New York Times, on ne s’abaissera jamais à se demander si les femmes françaises n’auraient pas pour les agressions sexuelles et les viols, une certaine « tolérance ». Mais, sous l’égide de la catégorie des misconducts, chacun peut se sentir autorisé à disserter à partir d’un présupposé implicite : les glissements de sens et de corps qui mènent du badinage à la drague, de la drague aux incartades et des incartades aux infractions sexuelles, au risque de balayer, au final, toute la gamme allant du harcèlement au viol. En trois temps, l’intitulé du forum envoie valser toute prudence.

Tout d’abord, on pose qu’une certaine tolérance aux inconduites sexuelles des hommes de pouvoir pourrait bien être un trait spécifique de la société française. Le cas DSK devient une sorte de paradigme des virtualités dangereuses inscrites dans l’identité historique de tout un peuple, sur laquelle on invite à s’interroger.

Ensuite, au moment où un Français célèbre est inculpé, on propose de tourner le regard… vers les Françaises. Comme si ce transfert, du particulier au général et d’un sexe à l’autre, n’avait pas besoin de la moindre justification. Et comme s’il n’avait rien à voir avec le fait que parmi toutes les Françaises, il en est une qu’au même moment certains se délectent à dépeindre comme singulièrement « tolérante ». Derrière DSK, cherchez Anne Sinclair.

Pour clore le tout, on ouvre les colonnes d’un grand journal à un procès jusqu’alors resté limité à un secteur du monde académique : celui des notions de « singularité française » et de féminisme « à la française », procès que poursuivent, depuis deux décennies, certains courants des études de genre (gender studies). Il vise le féminisme universaliste qui fut longtemps dominant en France, et reste un adversaire pour le différentialisme anglo-saxon.

La nouveauté est que l’on puisse se saisir de l’affaire DSK pour tenter de disqualifier moralement une certaine approche de la question des sexes en sciences sociales, son refus du schéma dominants-dominées, son souci d’inscrire les statuts respectifs des hommes et des femmes dans la complexité du tissu social, son ambition aussi d’inscrire les relations sexuées au sein d’une vaste histoire des processus démocratiques, sans confondre enjeux de moeurs et enjeux de droit. Par-delà Anne Sinclair, apercevez Mona Ozouf.

Il s’est trouvé une ou deux contributrices à ce forum pour juger que le moment était venu de s’en prendre nommément à l’épouse de DSK, ce qui prouve que la presse de caniveau n’est pas le seul endroit où on patauge dans l’indignité. Quant au règlement de comptes incroyable auquel se livre l’historienne Joan Scott envers l’auteur des Mots des femmes et de Composition française, son titre dit bien son sens : « Feminism ? A Foreign Importation ».

A l’occasion de l’affaire DSK, on ose prêter à Mona Ozouf, l’une des plus grandes intellectuelles françaises, l’idée que le féminisme serait une « importation étrangère ». Et on ose insinuer ainsi que sous les atours subtils de la grande lectrice de Tocqueville, d’Henry James et d’Edith Wharton se cache un antiaméricanisme primaire doublé d’un antiféminisme foncier. Un pas est franchi. L’attaque est si inattendue qu’on reste interloqué. Où veut-on en venir ? Jusqu’à ce qu’on comprenne. Le féminisme à la française ne serait pas seulement la justification indirecte de la licence d’opprimer donnée aux mâles dominants par des femmes aussi aliénées que galantes. Il serait encore bien pire : l’émanation d’une sorte de francité marquée au coin par le refus de l’étranger et, je cite, « des musulmans ».

Mona Ozouf et bien d’autres (ces positions sont dites « majoritaires » dans le féminisme français depuis le bicentenaire de la Révolution en 1989) auraient « justifié leurs arguments sur l’incapacité des musulmans à assimiler la culture française en clamant que les musulmans ne comprennent pas qu’un jeu érotique ouvert est partie intégrante de l’identité française ». Et de conclure : « Quelle ironie, alors, que la victime de l’assaut sexuel présumé de Strauss-Kahn soit une musulmane. » Il est un certain degré dans l’ignominie qui s’enfonce tout seul dans le dérisoire. Comme aurait dit l’homme plein de verve qui parfois accompagnait Simone de Beauvoir, il faut plus d’une hirondelle pour faire le printemps, et plus d’une Joan Scott pour déshonorer un féminisme. Je n’en aurais pas même parlé si je n’avais pas éprouvé un tel sentiment d’accablement en découvrant ce forum dans un grand journal que j’admire.

Au nom d’un débat qui se voulait sérieux, on finit par jeter en exutoire aux appétits de la foule cultivée – qui n’a pas moins soif de boucs émissaires que la foule déchainée – les femmes françaises en général, le féminisme à la française en particulier, et jusqu’au nom de femmes remarquables érigées pour la circonstance en symboles racistes de la « tolérance » à la française pour les abus sexuels des puissants de ce monde.

Mais pouvait-on alors répondre aux clichés antifrançais par des clichés antiaméricains ? Certes pas, car il y avait urgence à balayer devant notre porte. Au moment même où la démocratie d’opinion américaine était secouée de tentations de tous ordres, de ce côté-ci de l’Atlantique notre débat public tanguait dangereusement.

Ce fut le fameux « troussage de domestique », cette insanité qui restera comme le symbole d’une façon de se serrer les coudes entre mâles au nom d’une innocence virile d’un autre âge. Ce fut, aussi, l’indifférence d’une partie des défenseurs sincères de la présomption d’innocence à la situation de la plaignante, à qui ils n’accordèrent pas un mot. S’ils avaient mille fois raison de s’émouvoir qu’un homme à terre fût offert avant tout procès à la dégradation publique, son nom et son image exposés comme au pilori, il était vraiment problématique pour notre idée commune de la justice qu’ils aient écarté d’un revers de main tout souci des droits élémentaires de celle qui se disait sa victime sexuelle.

C’est dans ce contexte agité, anxiogène et confus que j’ai écrit la tribune « La femme de chambre et le financier » parue, le 23 mai, sur Lemonde.fr et qui m’a valu plus de réponses en quelques jours qu’aucun des textes que j’ai écrits dans ma vie. Je voulais d’abord mettre de l’ordre dans mes pensées et mes colères, ne pas me laisser déborder par mes partis pris, mon histoire personnelle et familiale ou mes engagements citoyens, et résister au grand déballage de ragots et de détails scabreux qui nous entraînaient vers l’indécence généralisée. Comment, dans ces circonstances, ne pas céder à cette passion empoisonnée qu’est la jouissance du repoussoir ?

Je me suis lancée dans le débat public avec l’idée de contribuer à relever le défi d’un féminisme « à la française » en m’appuyant sur quelques-unes des valeurs qui lui donnent son style. Pas de justice sans justesse. Jamais de politique de la rancoeur. Ne pas oublier, quand on veut passionnément changer la société, qu’il y a aussi des legs du passé. Par exemple en ces temps où tout un chacun « se lâche » sans complexes, cette façon qu’ont eue certaines femmes, aristocrates ou domestiques, lettrées ou illettrées, d’affronter bravement l’adversité en mettant tout leur soin à cette tâche désuète, « se tenir ».

Mon sentiment est que, par-delà mes convictions, le féminisme à la française est toujours vivant. Il est fait d’une certaine façon de vivre et pas seulement de penser, qui refuse les impasses du politiquement correct, veut les droits égaux des sexes et les plaisirs asymétriques de la séduction, le respect absolu des du consentement et la surprise délicieuse des baisers volés. En moins d’une semaine, avec humour et sans se mettre à ressembler aux caricatures qu’on se plaît à faire d’elles, les femmes françaises ont réussi à multiplier initiatives individuelles et mobilisations collectives, redresser la barre du débat français et revendiquer la « présomption de véracité » à laquelle a droit Nafissatou Diallo comme aussi importante que la présomption d’innocence qui doit bénéficier à DSK.

Elles ont redonné sa chance à la diversité de la pensée féministe et des centaines de milliers d’hommes s’y retrouvent très bien. Au milieu de la tempête de boue qui nous agite depuis deux semaines, un petit moment de grâce démocratique a réussi à se faufiler, par-delà les sexes et les cultures. Un moment fragile. Dès le 6 juin, quand débutera le choc sans merci, parole contre parole, d’un homme et d’une femme pris quoi qu’ils en aient dans les personnages que nous projetons sur eux, et que se feront face non pas seulement deux individus mais deux grands symboles des inégalités extrêmes de notre temps, il est à craindre que tout bascule à nouveau.

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